Hommage à Yves Krumenacker (1957-2024), par Julien Léonard

Yves Krumenacker nous a quittés le 31 octobre 2024, laissant un immense vide au sein de sa famille, de ses amis et des historiens du protestantisme.

Né en 1957 à Strasbourg, ancien élève de l’École normale supérieure de Saint-Cloud (1977), puis agrégé d’histoire en 1981, Yves débute sa carrière en enseignant dans le secondaire, mais ses recherches le mènent précocement en parallèle vers l’histoire du protestantisme, puisque son mémoire de maîtrise, soutenu en 1979, porte sur les réformés du Bas-Angoumois dans la seconde moitié du XVIIIe siècle. Il en publie en 1983 un extrait dans un article pour le Bulletin de la SHPF, le premier d’une longue série. C’est cette veine qu’il devait creuser en élargissant considérablement l’échelle de son étude aux protestants du Poitou de 1681 à 1789, ceux du fameux Jean Migault dont il édite plus tard le journal. Sa thèse, soutenue sous la direction de Jean Delumeau en 1993 et publiée dans la collection « Vie des Huguenots » chez Honoré Champion, est restée une référence.
Dans les années 1990, alors maître de conférences à l’université catholique de Lyon, il mène de front deux chantiers de recherche parallèles, l’un sur l’École française de spiritualité finalisé par un fort volume publié au Cerf, et l’autre sur les protestants lyonnais au siècle des Lumières, qui devient son mémoire d’habilitation soutenu en 2000, et lui aussi paru dans la collection « Vie des Huguenots ». Ce double regard, tant sur les protestants que sur les catholiques, l’autorise à écrire des pages stimulantes dans la vaste entreprise collective de cette époque qu’a été l’Histoire du christianisme.
Sa carrière académique et son insertion dans le champ des études sur le protestantisme connaissent un tournant en 1998. Entré cette année à l’université Jean Moulin (Lyon 3) et devenu professeur en 2004, il lance de nombreux projets dans le cadre du LARHRA et du son axe « Religions et croyances » qu’il dirige longtemps, ainsi que par l’IUF auquel il appartient entre 2008 et 2013. Les nombreux colloques qu’il a organisés à Lyon, parfois en collaboration avec des membres du GRHP, resteront dans les mémoires, tant pour la qualité des discussions scientifiques (retrouvée dans plusieurs volumes spéciaux de la revue Chrétiens et sociétés qu’il contribuait à piloter) que pour les moments de convivialité auxquels il accordait beaucoup d’importance. Sa bienveillance, son érudition et son esprit de synthèse rendaient les discussions avec lui toujours utiles et stimulantes, car il avait toujours le mot juste et le souci de la critique constructive.
Il a joué un rôle moteur dans plusieurs grandes manifestations structurant notre champ, attachant beaucoup d’importance au collectif, dans plusieurs cadres. Il serait fastidieux de citer ici tous les chantiers entamés et les publications, tant individuelles que collectives, qui en ont résulté au cours du dernier quart de siècle, mais retenons peut-être deux directions parallèles et deux réseaux d’historiens dont il était membre et au sein desquels il a partagé ses réflexions. Très attaché à l’histoire religieuse comme champ historiographique fécond, il a contribué aux travaux et à la vie associative de la Société d’histoire religieuse de la France (SHRF), et il était le référent pour la France de la CIHEC (Commission Internationale d’Histoire et d’Étude du Christianisme), qui organise chaque année de grands congrès internationaux. L’un d’eux, tenu à Lyon en 2019, a donné naissance au livre qu’il a dirigé avec Raymond Mentzer, Penser l’histoire religieuse au XXI^e siècle (2021). L’autre champ, plus spécifique, qu’il a contribué à renouveler est bien entendu celui du protestantisme. Auteur et chroniqueur régulier du Bulletin de la SHPF puis de la Revue d’histoire du protestantisme, il a été un participant assidu des séances du GRHP, y envoyant aussi systématiquement ses doctorants se frotter aux débats de notre microcosme. Là encore, il a collaboré avec enthousiasme à certaines enquêtes collectives, notamment celle sur les synodes provinciaux, éditant ceux de la province de Bourgogne (Droz, 2022) et réfléchissant aux questions d’encodage et d’édition à l’ère du numérique. Il préparait activement la publication des actes de la province du Dauphiné, une entreprise titanesque qui lui aura pris beaucoup d’énergie.
Recentré depuis les années 2000 sur le protestantisme du XVII^e siècle, mais n’hésitant pas à revenir au XVIII^e (par exemple pour étudier la théologienne Marie Huber sur laquelle il avait encore beaucoup de choses à écrire), ou à s’aventurer sur le XVI^e pour des biographies grand public de Luther et Calvin, Yves était un historien à la fois curieux et rigoureux, érudit et à l’écoute des renouvellements historiographique qu’il accompagnait ou stimulait, soucieux de la qualité scientifique et de la vulgarisation de la recherche auprès du plus grand nombre.
On ne peut évoquer la mémoire d’Yves sans dire aussi à quel point il a été un enseignant marquant à l’université Jean Moulin. L’intérêt qu’il a suscité pour l’époque moderne en général et l’histoire du protestantisme en particulier a fait de lui un maître pour bien des étudiants, et il a dirigé en une vingtaine d’années plus de 60 maîtrises ou mémoires de master 1, plus de 30 DEA ou mémoires de master 2, et enfin 8 thèses. Pour avoir l’honneur et la fierté de compter parmi ses élèves, je peux témoigner qu’il a été un directeur de recherche sachant allier des qualités parfois difficilement conciliables : à la fois bienveillant et rigoureux, présent et soucieux de l’autonomie de l’apprenti, Yves savait accompagner la formulation d’idées que nous avions parfois fait naître de façon confuse. Une fois la thèse soutenue, il restait présent et disponible, tout en devenant un vrai ami et se comportant en pair, jamais en mandarin.
Il disait souvent attendre la retraite pour pouvoir se consacrer pleinement à certains de ses chantiers de recherche. Émérite depuis 2022, il poursuivait ainsi ses travaux avec constance, notamment sur Marie Huber et les synodes du Dauphiné donc, et il avait reçu à son départ à la retraite l’hommage de ses collègues, amis et disciples dans un volume de mélanges. Ce dernier, Compagnons de route, a été publié en même temps qu’un recueil de ses articles, Chemins de traverse, les deux volumes ayant été réunis sous le titre Un parcours en protestantisme. Nous pensions et espérions que ce parcours en était à une étape, dans l’attente à tout ce qu’il espérait faire lors de son éméritat. Aujourd’hui, nous pleurons que ça en ait été l’arrivée et la conclusion.
Le GRHP adresse ses condoléances à Marie-Lise, son épouse, à leurs quatre enfants et à leurs petits-enfants, dont Yves parlait avec tendresse et fierté.

Julien Léonard